Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Havre en photo
Le Havre en photo
Publicité
Derniers commentaires
Archives
12 mai 2009

UNE VICTOIRE SUR LES RUINES ( Suite et fin) - Entretien avec Jacques Tournant et Robert Le Chevalier

Pour mieux comprendre les mécanismes de la reconstruction havraise - Extrait du magasine "Rapports France - Etats Unis", n°65 - Aout 1952

Nous retrouverons plus tard cet apôtre. Laissons parler maintenant Jacques Tournant, dans sa baraque lui aussi, mais face à sa maquette. Tournant est l'un des quatre adjoint d'Auguste Perret, le grand architecte qui traça les lignes de la cité réssuscitée, le cerveau qui conçut l'ensemble et qui veille au respect de son unité. Dans ce brain-trust, Tournant est le spécialiste des masses architecturales. Il a pour mission de les répartir et des les proportionner...

"Quel fut notre point de départ ?

D'abord créer des voies de grande circulation. Le Havre à une configuration et une servitude particulière: son accès terrestre est un véritable goulot. Il fallait en faire le départ de nouvelles artères pour éviter la congestion antérieure." Et il trace, sur le plan de la ville, les amorces de ces percées: outre la route nationale, deux voies donnent accès au centre; au sud, l'une va vers le port; au nord, une autre monte vers le plateau. Quand à la liaison entre villes basse et haute, si mauvaise autrefois, elle est réalisée par une grande artère, souterraine sous huit cents mètres qui, passant sou le cimetière, aboutit à un vaste carrefour, véritable plaque tournante qui dessert tous ces quartiers.

PlanodeAugustePerret1945_

"Le deuxième point de notre raisonnement porta sur la densité dont Mr Le Chevalier vous à déjà parlé. a notre sens, il ne fallait pas revenir à l'entassement antérieur dans la ville basse, mais bien adopter une moyenne qui dicterait d'ailleurs le plan de notre reconstruction. Nous adoptâmes, pour la zone centrale, le chiffre de 700 à 800 habitants à l'hectare mais, pour aboutir à cette uniformité, nous divisâmes la ville en différentes zones. La première, dite de "construction continues", va de la mer au centre du faubourg de Graville. La seconde est celle des "constructions discontinues", sur les pentes du plateau, le plateau lui même et l'extrémité de Graville. La troisième, entre le canal Vauban et celui de Tancarville, est reservée aux établissements industriels. La dernière est celle du port, à l'extrême sud. Les destructions totales concernaient le centre, la banlieue de Graville et le plateau d'Apelmont."

"Alors de posa la question capitale du remembrement. Le stricte respect du cadastre eût, en effet, rendu impossible la répartition de la densité. Le mot de remembrement fut d'abord employé en agriculture pour désigner le regroupement de parcelles en vue de les cultiver plus rationnellement. La législation de guerre l'étendit ensuite aux parcelles urbaines sinistrées, mais on ne l'appliqua que pour regrouper celles d'un même propriétaire, en régulariser les contours, tracer les nouvelles rues."

"Cette formule était valable pour les ilôts partiellement détruits, et dans les zones discontinues. Dans ses étroites limites, elle cessait de l'être pour le périmètre central continu, dont il importait de réduire la densité. Il fallut innover."

"Cela exigeait que compte tenu de la voirie, des espaces libres et des services publics, on reconnût et fît admettre l'impossibilité, non seulement de restituer aux propriétaires leurs parcelles anciennes, mais même de leur en attribuer de nouvelles de surface identique aux précédentes. Il eût par exemple été inconcevable, ou tout au moins indéfendable, de rendre 2700 m2 au propriétaire d'un petit pavillon, et 100 m2 au possesseur d'un immeuble de six étages."

"Ainsi, apparut une notion nouvelle: l'intérêt public que représente l'habitat humain doit passer avant l'intérêt individuel et spéculatif. Or le terrain est fonction du volume qu'il supporte, et l'implantation et la détermination de ce volume dépendent de l'ensoleillement et de l'aération qui conditionnent la vie de l'homme. C'est en somme la thèse de la légitimité souveraine du "planning". Mr Le Chevalier vous dira comment, à défaut d'un impératif formel du législateur, il a pu, dans la pratique, faire admettre cette notion aux intéressés."

Num_riser0002

Num_riser0003

"Quant aux idées de base et de simple bon sens qui ont inspiré l'exécution de nos travaux, les voici:

1) Les densités admissibles et l'exposition conditionnent la nouvelle distribution des habitations, ces dernières pouvant être plus facilement déplacées que le commerce.

2) L'angle droit est générateur d'économies en construction et permet l'établissement de meilleurs plans d'appartements.

3) Le commerce s'attache à la voie de passage; l'habitation a souvent intérêt à s'en éloigner.

4) Sauf dans le cas ou certains centres commerciaux se trouvent déplacés en bloc, les boutiques devront être reconstituées le plus près possible de leur ancien emplacement.

Num_riser0013

Ces principes ont été mis en oeuvre par Auguste Perret. En 1946, il obtint l'autorisation de construire sur la place de l'Hotel de Ville, 350 appartements qui ont tous du soleil et ou durent logés les premiers sinistrés. C'est ce qu'on appelle les "immeubles d'état". Grâce au jeu des volumess construits et alternants (10 étages, 3 étages, rez-de-chaussée), lumière et aération y sont pleinement satisfaisants. Le calcul des habitants à été fait sur les bases suivantes: une pièce principale pour un habitant, deux pour deux, trois pour quatre, quatre pour cinq, cinq pour six etc...

Parallèlement, mais dans le cadre tracé par Perret, se developpa l'action des coopératives que vous exposera Mr Le Chevalier."

Ci dessous, photographie prise pendant l'entretien entre le journaliste du magasine "Rapport France-Etats Unis" et l'architecte Jacques Tournant.

Num_riser0006

"Quant aux monuments que vous apercevez sur la maquette, ce sont l'Hôtel de Ville, la Bourse du commerce, le Théatre, les églises Saint Joseph et Saint-Michel, enfin la Porte Océane qui complètera, du côté de la mer, l'ensemble de l'avenue Foch. Tout cela va être repris."

Ci dessous, portrait d'Auguste Perret lors d'une visite au Havre:

Num_riser0010

Entretien avec Monsieur Le Chevalier, président de la coopérative François Ier :

"Le désespoir, Monsieur, est un grand levier, observe M Le Chevalier. représentez-vous le sinistré face à son sinistre, anéanti lui aussi devant l'immensité de l'oeuvre à accomplir. Si immense qu'il la juge impossible. Dans cinquante ans rien ne sera encore reconstruit ! L'ai-je assez entendu !"

"Avant cinq ans, des immeubles seront debout ! J'ai dit cela en regardant mes havrais en plein dans les yeux. Je n'affirmerais pas qu'ils m'ont cru mais ils m'ont écouté. Et j'avais fort à faire pour qu'on admît ce que j'avais à dire."

"Nous sommes des normands individualistes déterminés, propriétaires jusqu'à la moelle. Je devais les convaincre d'accepter un affaiblissement de la notion de propriété ! Tout de même, quand la destruction est immense, on ne peut qu'employer des moyens immenses, et ils ne sont plus à la mesure d'un seul homme sur une seule parcelle. Cette idée de copropriété, qui, au premier abord, semblait à mes concitoyens presque injurieuse, je la présentai, ce qui est vrai, comme le seul moyen de ne pas attendre un demi-siècle pour pouvoir se loger. J'apportais un espoir qui fit se lever les yeux, au lieu du désespoir qui faisait tomber les bras... Ils ont tous défilé entre ces planches et j'ai répété ma litanie. On a bien fini par comprendre que personne ne pouvait vaincre seul cette formidable adversité. Finalement, nous avons tours tiré dans le même brancard. Le mouvement s'est démontré en marchant. Mais comment procéder juridiquement ?

La formule à adopter était manifestement la coopérative, mais on ne disposait encore que de l'imparfaite loi de 1919. On s'y conforma de son mieux, et on lança un ilôt en 1946, pour transformer ensuite la première coopérative en Association Syndicale de Reconstruction, et revenir ensuite en 1949 à l'Association Coopérative François Ier, à la faveur de la loi de 1948."

"Entre temps, nous avions commencé la bataille pour faire adopter notre conception nouvelle du remembrement. Il n'y eut pas seulement à convaincre les interressés. L'administration était naturellement gardienne de la tradition et voulait rendre à chacun son emplacement. Heureusement pour nous et malheureusement pour elle, une ville voisine illustra jusqu'à l'absurde des défauts de la méthode ancienne. Celle-ci aboutissait à des monstres: des petites maisons sur les grands terrains, de grands immeubles sur les petites parcelles. Du point de vue social, ce résultat apparaissait critiquable. Au Havre, il se serait traduit par la compression des masses ouvrières au profit des personnes plus fortunées qui auraient disposé de larges espaces. L'évidence finit par s'imposer et l'idée de coopropriété par prévaloir.

Pour chaque ilôt; ainsi que l'à exposé Mr Tournant dans son article sur "l'exemple du Havre", un architecte en chef de groupe est nommé par l'organisme reconstructeur. Il constitue son équipe d'architectes. L'étude à 5mm par mètre commence, quand l'ilôt est désigné en priorité d'étude. Les types d'appartements, le genre de construction sont prévus en fonction des caractéristiques du quartier. Un prix probable de la construction est établi.

Num_riser0007

Simultanément, l'organisme reconstructeur a fait dresser et vérifier les dossiers de dommages de guerre des propriétaires qui se trouvaient à cet endroit.

En fonction de leurs dommages de guerre et de leurs préférences, ces sinistrés choisissent une tranche d'immeubles ou d'appartements. Dans le cas ou l'ilôt peut comprendre d'autres propriétaires, des propriétaires volontaires apportent leurs dommages de guerre pour compléter la construction. les demandes étant plus nombreuses que les disponibilités, le choix est fait en fonction de la situation juridique ancienne.

L'avant projet à 5mm est alors remanié en tenant compte des besoins particuliers des propriétaires. Le dossier d'éxécution peut être préparé et des devis précis établis. La balance financière se précise de plus en plus.

Dès que les crédits sont disponibles, pour la mise en priorité des travaux, les adjudications sont lancées. A ce moment, la balance financière est aussi proche de la réalité que possible, bien qu'elle ne devienne définitive qu'après terminaison des travaux.

Num_riser0008

Cependant au moment ou l'équilibre financier aura pu être ébauché d'après l'avant projet et le contrôle des dossiers de dommages, il sera devenu possible de procéder à l'enquête sur le remembrement, qui confirmera au propriétaires la possession de l'ilôt dans lequel ils sont remembrés. La fixation de leur droits détaillés respectifs sera précisée dans le règlement de copropriété qu'ils établiront par devant notaire. On retourne alors au droit commun.

Quant au financement proprement dit, nous l'avons opéré par tous les moyens possibles. En premier lieu, par les dommages de guerre, dont les devis sont groupés par îlots. Le dépôt de ces dossiers permet de se voir reconnaître le droit de construire avec des crédits de démarrage de 25%, portés à 60% quand 10% du devis est achevé, etc...

En outre, depuis 1950, nous avons également utilisé la méthode du pré-financement à laquelle Mr Claudius Petit (ministre de la reconstruction) àa attaché son nom. Ce sont des avances remboursables en dommages de guerre, mais consenties immédiatement et sans les longues formalités habituelles. De plus, et la même année, nous avons bénéficié pour 3 et 4 milliards, des dispositions du "Programme Reservé Quinquennal", également remboursable en dommages de guerre.

Enfin, nous avons profité du financement en valeurs d'Etat, dont la contre-valeur, remboursable par le Trésor en 3, 6, 9 ans, fut avancée - pour leur propre compte - par certains sinsitrés voulant reconstruire eux mêmes leurs immeubles détruits. Tel fut le cas des banques et compagnies d'assurances."

Num_riser0012

" Depuis la fondation de la première coopérative, François Ier à payé 53 millions de francs en 1948, 662 millions en 1949, 1 milliard et 819 millions en 1950, 3 milliards et 164 millions en 1951, et depuis le 1er Janvier, 350 millions par mois. Grâce à quoi des chantiers ont été ouverts pour 2265 logements dont 70 sont déjà occupés et 1200 le seront avant Décembre, sans compter 548 magasins et boutiques."

"Retenez que si nous n'avions disposé que du financement par dommages de guerre, seulement 25 îlots se trouveraient engagés, soit 30% des destructions, alors qu'Aplemont est reconstruit à 100%, les Acacias à 60%, Graville à 70%, Saint Michel, Saint Vincent à 50%. Pour l'ensemble du Havre, le ministère de la Reconstruction donnait, fin Décembre, les chiffres de reconstruction suivants : 4548 immeubles en cours de construction, dont 1972 par des coopératives, 699 par l'Etat, 655 par des particuliers à l'aide des dommages de guerre et 222 grâce au pré-financement.

"Le secteur centre-ville, celui de la coopérative François Ier, compte 129 îlots à reconstruire, 40% sont engagés. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de villes dont le sinistre total s'élève à 30 milliards, et qui puissent présenter, en trois ans, les résultats d'un pareil effort"...

Num_riser0011

Ci dessus et ci dessous, le chantier de la "Porte Océane"...*

Num_riser0009

CONCLUSION DU JOURNALISTE:

Nous voici au faîte d'un des blocs. Dans son ordre et son soleil, la cité de demain naît à l'avenir. L'austérité des ces grands immeubles est tempérée par le vaste espace qui les sépare, et qui, bientôt, ne sera que fleurs et verdure.

Cette ville devrait être heureuse...

Et pourtant, je ne puis m'empêcher de désigner du doigt la manchette d'un journal qui évoque une guerre peut-être prochaine, des destructions encore plus radicales, s'il est possible.

Le "général des ruines" écarte d'un geste l'idée: "Si l'on pensait à cela, on ne ferait rien. Nous sommes ici pour reconstruire".

..................................................................................................................

A ce sujet, retrouvez demain à 20h00 au Petit Théatre du Havre, l'étape des "soirées de la reconstruction", organisée par le Mémorial de Caen. Cette soirée traitera de la vie après la guerre et la reconstruction en présence de nombreux havrais qui ont vécu cette période. Le Havre est la seule et unique étape en Haute-Normandie, car comment parler de la reconstruction en Normandie (même en Basse) sans parler de la "Porte Océane".

http://normandie.france3.fr/emissions/53936423-fr.php

Publicité
Publicité
Commentaires
P
Bravo pour cet exposé fort intéressant !!<br /> sinon, pour la conférence, DAN m'a téléphoné, mais je ne suis pas dispo ce soir..désolé !!<br /> à+
B
Un sujet super intéressant !
D
Extraordinaire histoire que celle de la reconstruction. Avec ton récit je me rend mieux compte de l'énorme difficulté que cela a du être. On a trop l'habitude de voir cette reconstruction comme une chose évidente , et partant de rien puisque tout avait été détruit. Mais à la lecture de ton article on appréhende mieux les «dessous» de l'affaire. Ainsi les dommages de guerre, les loi s'y rattachant, la juste répartition des valeurs perdues pour les propriétaires etc. Un point auquel je n'avais pas pensé, c'est la densité de l'habitat dans les divers quartier. Et le grand mérite des architectes a été de répartir cette densité sur l'ensemble de la reconstruction au détriment apparent des propriétaires, mais en fin de compte au profit de tous. <br /> Voilà, pour moi en tous cas, un reportage qui me fera voir d'un autre œil ma ville, sachant tout ce que cela a impliqué dès la fin de la guerre. Merci geo !
Publicité