UNE VICTOIRE SUR LES RUINES ( Première partie)
Entretien avec Robert Le Chevalier, président de la coopérative de sinistrés "François Ier" et Jacques Tournant, architecte adjoint d'Auguste Perret - Aout 1952
Extrait du magasine "Rapports France - Etats Unis" n°65 (Aout 1952) - Paul Louis BRET
Devant l'immensitée du désastre, on ne pouvait réussir que si tout le monde tirait dans les même brancards. D'un geste, mon interlocuteur me montre le désastre, la photographie dont l'aggrandissement couvre tout un panneau. C'est un paysage lunaire anonyme, celui de Champagne en 1915, de la City de Londres en 1940, d'Hiroshima, de n'importe ou: L'anéantissement total, la destruction parfaite.
Voici le centre du Havre à la libération. Il y'avait ici une ville de 160 000 habitants; plus rien, rien que des gravats. Je ne parle pas des victimes. Il fallait penser aux vivants, créer un avenir.
L'homme qui me parle avec cette autorité pathétique vit par le regard, des yeux bleus de Normand ou la résolution est implacable, avec par instants, un éclair malicieux à la pensée d'avoir fait le bonheur de ses compatriotes, parfois contre leur propre volonté et malgré leur vue moins lointaine que la sienne. Double satisfaction bien humainequi donne sa sève à la parole, atténue l'aridité des plans, la sécheresse des chiffres, pour s'épanouir finalement dans la constatation: "j'avais vu juste !". Orgueil sans vanité, car il est au service d'autrui.
Tel est Robert Le Chevalier, artisan de la résurrection du Havre, président de la Coopérative François Ier. Tout s'est passé dans la baraque ou je suis reçu. Entre ces quatre planches, peines et espoirs des hommes ont défilé... et aussi les milliards appelés par la foi dans sa mission qui éclate dans les paroles de mon interlocuteur.
Il n'est pas seul. deux hommes forment l'état-major de ce véritable général des ruines. L'un es td'ailleurs un ancien militaire, le commandant Camus, directeur de la coopérative, que les éloges de son chef rendent plus confus qu'heureux. L'autre, l'architecte Jacques Tournant, formé à Paris, mais Normand d'hérédité et d'adoption, en qui vivre et reconstruire se confondent, et dont le regard est d'acier, quand il ne sourit pas.
Vue prise vers le Nord-Ouest, depuis le clocher de la Cathédrale
7 ans plus tard...
Nos villes sont oeuvre de l'empirisme des siècles, non de plans rationnels et pré-conçus. Mais quand tout est rasé, en poussière, il n'y a plus de raison de retracer même le cadre de ses vies abolies. A l'adaptation millénaire, dont les inconvénients se trouvaient compensés par l'irremplaçable patine du temps, il faut d'un coup, substituer la solution la mieux adaptée au présent, qu'on lui préfère ou non le passé.
Jusqu'alors, en face de destructions importantes mais partielles, chacun avait, grâce aux dommages de guerre, reconstruit sa maison sur son propre terrain. Sauf les expropriations éxigées par le traçé des voies nouvelles, le cadastre avait survécu à la destruction de ses superstructures. Celà correspondait non seulement au respect du droit de propriété, mais aussi à l'attachement des familles à leurs pierres. " Ce carré de terrain, cette petite maison, c'est le but et le couronnement des trois quarts de nos vies, observe M. Le Chevalier avec émotion. On a économisé toute son existence pour acheter ces mètres carrés, construire trois pièces et une cuisine, planter quelques pommiers et lèguer celà à ses enfants. Quoi de plus profond et de plus légitime !
"Et pourtant il n'était pas possible de reconstituer cet état de choses. Le voilà bien le second drame."
"Regardez le plan de notre ville autrefois, avant la catastrophe. Ici le centre, partie basse, enchevêtrement d'immeubles, parfois de quatre étages ou vivaient, il y'a 50 ans, des familles, et dont les pièces furent ensuite divisées en deux ou quatre, pour multiplier des appartements pauvres. Ni air, ni soleil pour personne. Sur ces 150 hectares, c'était un entassement sans nom. Près de 1800 personnes par hectare; 2600 dans certains îlots. Il n'en reste rien. Fallait-il ressusciter cette insalubre fourmilière ? C'eut été absurde. D'autant que dans le quartier voisin, au Nord de l'avenue Foch, la densité n'était que de 200. Repenser tout celà, le concevoir en partant de zéro, voilà quelle fut notre tâche."
La cité provisoire de la caserne Kléber au début des années 50
A SUIVRE...